« Vous savez, le plus dur, en étant tueur à gages, ça sera de vaincre, de passer au-dessus de certains de vos sentiments. Lorsque vous vous retrouverez face à votre cible, prêts à l’abattre, forcément les premières fois, et peut-être même toutes les autres, vous serez probablement envahis de toutes sortes de sentiments. Peut-être de la pitié, de la compassion. Après tout, vous allez enlever la vie d'un parent, d'un frère ou d'une sœur, d'un enfant ou d'un ami. Vous ôterez la vie à quelqu'un qui comptait pour des gens, dans ce monde. Bien que vous n'ayez plus rien ou plus grand chose, vous pourriez même vous mettre à sa place ou à celle de ses proches. Et à la fin, vous vous sentirez probablement coupables. Vous vous considérerez comme des gens horribles. C'est normal. C'est un travail très profond à faire sur soi-même, de se débarrasser de ce type d'émotions. Certains n'y parviennent même jamais. Certains se sont même donnés la mort après leur toute première tête, à cause de ça. Il n'y a pas de technique universelle, pas de formule magique pour passer au-delà de ces sentiments de culpabilité ou de pitié. Selon votre profil, je pourrais peut-être vous donner quelques tuyaux, mais ça ne sera jamais suffisant. C'est à vous et vous seul de faire en sorte de les mettre de côté, que ce soit pour un instant comme pour le restant de votre vie. Si vous ne vous en sentez pas capables... Vous vous êtes probablement trompés, en acceptant de nous rejoindre. » Trois ans étaient passés depuis qu'il avait posé ses bagages ici et Leonel entrait désormais dans sa dix-huitième année. En décembre lui et les autres quitteront le manoir et seront des membres de l'Institut W. à part entière. Et depuis la veille, ces paroles que Mateo avait prononcé en ce début de troisième année ici, lui revenaient en tête encore et encore. Tuer ? Tuer pour céder aux simples caprices de personnes qui pouvaient se le permettre ? Il en était hors de question, pour lui. S'il devait tuer en jour, ça sera parce qu'il en serait obligé, car il devait le faire pour sa survie. Peut-être qu'il aurait dû mieux réfléchir, avant de
de se lancer dans toute cette histoire. Que la simple envie de vouloir s'en sortir et prendre sa revanche sur le monde n'aurait pas dû être sa seule motivation, la seule chose qui le maintenait en vie, en fin de compte. Pourtant il avait conscience des enjeux de cet entraînement dès son début et il était loin de vouloir cracher dessus. Mais ce qu'il en dénouait finalement, maintenant qu'il approchait de la fin, ne le satisfaisait plus autant qu'avant. L'idée d'ôter la vie ne lui faisait pas peur et cela faisait bien longtemps qu'il ne craignait plus les colères et les foudres divines. Cependant, il avait fait des promesses. Des promesses qu'il ne voulait pas briser si facilement. Après tout, c'était un homme de parole, revenir sur les siennes ne faisait pas partie du semblant d'éducation qu'on avait pu lui donner initialement. C'était pour cela qu'il était là, depuis dix minutes, à faire les cent pas devant le bureau de Mateo. Il réfléchissait encore et encore aux mots qu'il allait employer, à la manière dont il allait lui annoncer sa décision. Il était persuadé qu'il allait de décevoir, après tout, cet homme avait fait tellement pour lui, et voilà comment il le remerciait, finalement. En le laissant tout simplement tomber. D'ailleurs, il ne savait même pas ce qu'il lui arriverait, en annonçant qu'il ne souhaitait pas être un assassin. De toute cette organisation criminelle, il ne connaissait que des détails superficiels. Peut-être même qu'ils décideraient de le tuer. Mais il n'avait rien à perdre. Et il était hors de question pour lui de ne pas tenir cette discussion et mener un train de vie qu'il finirait par regretter. [...]
Environ dix ans plus tard, pour la toute première fois de toute son existence, Leonel avait cette envie. Cette fervente envie d'arracher la vie à un homme de ses propres mains. A ce moment-là, il aurait été capable de le battre à mort, mais lorsqu'il sentit cet homme peu à peu s'assouplir sous ses poings... Qu'était-il en train de faire ? Le brun finit par le lâcher brusquement. Il avait soudainement pensé à sa fille. Quelle idée aurait-elle de lui si un jour, elle venait à apprendre que son père était un assassin ? Mais c'était aussi pour elle qu'il se retrouvait dans cet état, prêt à rompre cette promesse faite il y avait si longtemps, qu'il avait même réussi à tenir en travaillant pendant neuf ans pour cette organisation criminelle. Pendant une seconde, il s'était imaginé ce qu'il se serait passé, si sa fille avait été présente. La simple idée qu'elle aurait pu assister à cette scène le rendait fou de rage. Et s'imaginer que cet homme qui s'était introduit chez lui aurait pu lui faire du mal multipliait ce profond sentiment de rage. Mais s'il en était là aujourd'hui, en fin de compte, c'était bien à cause de lui. Lui et seulement lui. Lui et personne d'autre. Après tout, il avait pleinement conscience qu'en quittant l'Institut W., ce genre d'événement allait être fréquent. Et qu'ils n'allaient pas le laisser s'en tirer à si bon compte. Surtout pas s'il décidait de vivre sa nouvelle vie sans se cacher ni fuir, en se moquant ouvertement d'eux et de leur capacité. Mais il n'en avait rien à faire. Il était inconcevable pour lui de trahir Mateo et les siens en restant au service d'usurpateurs et d'illégitimes. Et ce type qu'il tenait entre ses mains, il savait ce qu'il allait en faire. Ce fut alors qu'il le fit se redresser et qu'il le traîna dans l'ascenseur jusqu'à arriver au parking souterrain de l'immeuble. Il l'embarqua dans sa voiture et se dirigea vers la résidence de la personne qui avait certainement envoyé ce type chez lui. Ce type ne faisait que le supplier. Le supplier qu'il ne fasse pas ce qu'il avait sûrement l'intention de faire, qu'il ne l'emmène pas où il pensait qu'il allait l'emmener. Il aurait préféré mourir plutôt que de faire face à la personne qui l'avait envoyé, aussi humilié, dans un état si misérable. Mais Leonel n'y prêta pas attention. Et lui-même savait que la mort pour cet homme était un bien heureux sort. Ce qui l'attendrait était bien pire. Mais après tout, c'était ce qu'il méritait. Pendant un instant, il se pensa complètement fou de littéralement se jeter dans la gueule du loup. Si Darryl avait été présent, il l'aurait même traité de suicidaire. Il n'avait absolument aucune idée de ce qui l'attendrait lorsqu'il serait enfin arrivé à destination. C'était juste lui traînant un mauvais tueur à gage salement amoché, contre un adversaire qui lui était pratiquement inconnu. [...]